Chapitre XIV

 

Au cours de la dernière demi-minute précédant dix heures du matin, heure officielle du début de la conférence, Potter regarda la longue table et réfléchit sur la nature paradoxale d’une telle réunion. Pour satisfaire ceux qui s’inquiétaient encore des détails juridiques, il lui fallait faire de son groupe un sous-comité du Comité national d’urgence, avec possibilité de coopter à discrétion des membres.

Mais y a-t-il jamais eu quelque chose d’aussi absurde ? Nous nous rencontrons sur un sol étranger. Avec un ministre soviétique, sans compter une femme cosmonaute et un médecin, également russes; nous avons trois Canadiens, un psychologue américain, un professeur de physique né en Suède...

... qui, comprit-il tout à coup, n’était pas là. L’horloge murale se rapprocha de l’heure officielle et il demanda : « Où est Jespersen ? »

Un homme taciturne du nom de Clarkson, un des observateurs canadiens, leva les yeux avec surprise. « Comment, vous ne savez pas ? Son avion n’est pas arrivé à Calgary. Ils ont entamé des recherches.

— Quoi ? Qu’est-ce qui l’attirait à Calgary ?

— Il a entendu une rumeur rapportant qu’un objet extra-terrestre vivant y avait été mis en vente et il est parti vérifier. Mais il n’est jamais arrivé. »

Une note gaie pour commencer la réunion !

« Excusez-moi. » Natacha se pencha en avant. Pour ces réunions, elle portait un appareil de traduction simultanée à l’intention d’Abramovitch, et il était fréquent qu’il faille lui expliquer les termes d’après la catastrophe. Avant, Potter ne s’était pas rendu compte de leur nombre. « Il a entendu parler de... quoi ?

— Un artefact vivant. Un objet extra-terrestre manifestant des signes d’activité, radiations ou vibrations ou quelque chose comme ça.

— Merci. A propos, monsieur Potter, je dois vous dire que le docteur Zworykin s’excuse : il sera un peu en retard. Pitirim a montré des signes encourageants aujourd’hui. »

Les autres eurent l’air plus joyeux, comme si on leur avait dispensé une ration d’optimisme, une pilule de vitamines mentales.

« Bien, dit Potter. Mais je vais commencer la lecture de l’ordre du jour sans attendre. Avant que nous passions aux affaires courantes, je crois que M. Congreve a quelque chose à dire. Mike, à toi, mais sois bref, s’il te plaît. »

Congreve se frotta le menton. « Bien, je ne m’étendrai pas beaucoup, parce qu’il s’agit à peine d’un soupçon de soupçon. Ce que je viens d’entendre pourra peut-être le renforcer légèrement, mais... O.K., pour ce que ça vaut. Comme vous le savez, Abramovitch est en contact avec des membres de l’administration soviétique — ce qu’il en reste — et, en prenant un risque considérable, ils ont réussi à envoyer des messages par ondes courtes. Je les ai analysées, ce sont des informations très intéressantes.

» L’avance de Buishenko s’est notablement ralentie. Les forces du gouvernement tiennent deux villes qui, d’après Buishenko, devaient être tactiquement évacuées cette semaine... Les messages de la nuit dernière faisaient même allusion à une possibilité de contre-attaque gouvernementale. Tout cela implique que la perte de Pitirim a effectivement sapé la confiance de ses hommes. Mais... puisque Buishenko a établi son Q.G. dans un bâtiment prévu pour servir de Kremlin en cas d'urgence et de guerre nucléaire, le gouvernement est en mesure d'espionner ses transmissions. Il utilise des codes connus. Une partie des communications récemment interceptée a été... encourageante.

» D’abord : il devait lancer un raid éclair soutenu par l’aviation sur la capitale temporaire du gouvernement dans la région de Samarkand. Cela a été remis à plus tard. J’en déduis que Buishenko a commencé par imaginer que Pitirim était entre les mains du gouvernement, mais il a reçu des informations lui montrant son erreur. »

L’imagination de Potter se remplit d'une image de la situation russe telle que la lui avaient décrite Natacha et Congreve : l'énorme masse de la nation dépecée par les hordes attilesques de Buishenko, les communications interrompues, le gouvernement réduit à l'impuissance par le simple jeu des distances... Par comparaison, il avait l'impression que l'Amérique du Nord était une oasis de calme.

« Deuxièmement : nous savons que la chasse aérienne qui a abattu la Baleine rouge ne pouvait être le fait de Buishenko. Il n'avait rien dans l'Est qui ait la vitesse et la précision adéquates. En tout cas, pourquoi aurait-il imaginé que ce vaisseau ait quoi que ce soit à voir avec lui ? Nous avons supposé qu'il s'agissait d'une force locale fidèle au gouvernement qui a cru être en présence de... heu... de contrebandiers, par exemple.

» En associant le report du raid sur la capitale temporaire et ce dernier fait, une autre possibilité très inquiétante se fait jour. Nous soupçonnons qu'une faction réactionnaire du gouvernement avait entendu parler du plan d’Abramovitch pour faire sortir Pitirim du pays et était déterminée à l’empêcher à tout prix. »

Potter soupira, pensant : Ne laisse jamais ta main droite savoir... Oui, il aurait parié sans crainte qu’un bon nombre des membres haut placés du gouvernement russe qui survivaient encore, jugeraient le plan d’Abramovitch selon des normes dépassées et concluraient à la simple trahison. Les vieilles habitudes avaient du mal à mourir dans ce nouvel âge du monde.

« Êtes-vous en train de dire qu’ils communiqueraient cette information à Buishenko ? » demanda Natacha. « Ils ne feraient certainement pas ça ! De plus, Pitirim pourrait être n’importe où; Buishenko ne va pas fouiller toute la planète pour lui !

Enfin, il y a un autre point encore plus alarmant », dit Congreve, mais il fut interrompu par Zworykin qui claqua la porte en entrant et dont le visage trahissait une lutte entre la fatigue et la jubilation. Immédiatement après venait Louis Porpentine, directeur de l’équipe médicale américaine qui travaillait en association avec lui.

Abramovitch lui jeta avidement une question et reçut comme réponse un bref et sec : « Xorocho ! », Potter n’avait pas besoin que cela lui soit traduit, mais le reste de l’échange lui demeura incompréhensible. Il regarda Congreve d’un air interrogateur. Avant que l’espion puisse traduire, Porpentine se laissa tomber d’un air épuisé dans la chaise laissée vide par Jespersen et annonça : « Nous avons finalement réussi à le faire parler !

— Et les résultats sont bons ? demanda Potter.

— Je pense que oui. » Le psychologue bâilla bruyamment. « Excusez-moi — ils m’ont réveillé à cinq heures du matin. Vous demanderez les détails à Alexei, je ne parle pas un mot de la langue du gosse, mais, en résumé, ça donne ceci. »

Pendant que Zworykin traduisait les nouvelles à ses compatriotes, ceux qui ne comprenaient pas le russe tendaient une oreille excitée au récit de Porpentine.

« Le jeune Pitirim a effectivement pénétré dans une cité extra-terrestre, et non pas une, mais plusieurs fois. Qui plus est, il aime y aller et la raison qu'il a donnée de son hostilité envers nous est que nous l’avions arraché à Buichenko qui lui permettait d'aller et de venir dans les villes extra-terrestres aussi souvent qu'il en avait envie. »

Un silence abasourdi passa, à peine troublé par quelques murmures en russe émis par Natacha.

Potter dit enfin : « Mais comment ? Sans devenir fou, je veux dire. Et il n'est pas aussi fou que ça, n'est-ce pas ?

— Dieu seul le sait. » Une mèche de cheveux retombait sur l'œil de Porpentine; il la repoussa avec irritation. « Comme vous le savez, monsieur Potter — bien que peut-être ici certains ne soient pas au courant —, j'ai passé plus d'une année à étudier les interactions entre les extra-terrestres et nous. J'ai examiné des centaines de rumeurs faisant état de gens ayant réussi à aller dans les cités extra-terrestres et à en revenir intacts. Je me suis arrangé pour que des agents fédéraux aillent dans le Territoire de Grady et vérifient les histoires les plus prometteuses. Mais lorsqu'ils essayèrent de les vérifier avec précision, ils aboutirent invariablement soit à un dingo désespérément schizoïde, ou, au cas où il s’agissait d'un maniaque religieux, on leur racontait l'histoire d'un nouveau saint mythique qui était monté au ciel dans un chariot de feu ou quelque chose de ce genre. Je pense qu'il doit exister également des histoires comme cela en Russie, dit-il avec un coup d'œil vers Natacha.

— Comment ? Oh ! Oh ! oui, beaucoup. Au début nous les avons prises au sérieux et nous avons envoyé des volontaires saboter les cités. Mais,,. » Elle revint brièvement à son propre langage pour poser quelques questions à Abramovitch et résuma. « Oui, c’est ce que je pensais. Aucun essai n’a réussi. Ou l’homme disparaissait, ou on le retrouvait en haillons, sale et fou. »

Abramovitch parla et elle traduisit : « Nous ne saurons pas si Pitirim fait vraiment ce qu’il dit avant de l’avoir emmené dans “notre” ville extra-terrestre.

— Ce ne sera pas si facile, soupira Potter. C’est tout à fait exact que nous pouvons occasionnellement faire passer un agent ou deux dans le Territoire de Grady, comme l’a mentionné le docteur Porpentine; en fait, en ce moment même, Gréta Delarue s’y trouve. »

Quelques sourcils arqués, quelques murmures vite étouffés.

« Mais la difficulté est que, même si Grady n’est pas un tyran impitoyable comme Buishenko, il exerce pourtant un contrôle strict sur son Territoire. Un Américain peut passer sa frontière avec une bonne couverture et de préférence une spécialité technique dont ils manquent. Mais quelle couverture pourriez-vous inventer pour un adolescent russe retardé et malade ?... je ne vois pas. Il est évident qu’il nous faudra tôt ou tard trouver une réponse, parce que autrement il est inutile que Pitirim soit avec nous. Mais je dois souligner que ce problème sera très difficile. »

Il hésita : « Docteur Porpentine, êtes-vous certain que Pitirim dise la vérité ? Ne pourrait-il pas imaginer un... heu... un genre de phantasme ?

— J’en doute. Comme vous l’avez dit, il est extrêmement retardé et son quotient intellectuel est probablement inférieur à quatre-vingts, il est donc improbable qu’il puisse imaginer quelque chose d’aussi élaboré. Mais il n’est pas urgent de mettre au point cette couverture pour lui, vous savez. Si nous l’emmenons trop tôt d’ici, il pourrait très bien retomber dans son ancienne apathie. Je pense qu’il nous faudra au moins un mois avant que nous puissions l’emmener faire un tour hors de l’hôpital. Et de plus, comme vous savez, il n'est pas en bonne condition physique. Les services de santé de Buishenko doivent être plus que rudimentaires.

— Vous allez bien être obligés de le bouger, dit Congreve.

— Quoi ? » Porpentine battit des paupières.

L'espion se pencha en avant. « J’ai dit que vous alliez être obligés de le déplacer. Pour la bonne et suffisante raison que, dans très peu de temps, Buishenko va savoir où il est. »

Il eut une pause. Natacha finit par dire : « Mike, je ne peux pas croire que notre faction réactionnaire lui ait transmis des informations. Ou prétendez-vous qu’il a des agents parmi eux ?

— Ni l'un, ni l’autre. » Congreve se mordit les lèvres, puis parut prendre une décision, et s'adressa à Potter : « Monsieur le président, je voulais garder cela pour moi jusqu'à ce que j'aie eu la possibilité d'en parler seul avec vous, mais j'ai changé d'avis. Je viens d'apprendre que le professeur Jespersen est censé être en vol vers Calgary pour y acheter un objet extra-terrestre en fonctionnement.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par “censé” ? contra Clarkson. Je l’ai vu décoller de mes propres yeux.

— Oui, et il pilotait lui-même son avion, n'est-ce pas ?

— Pourquoi pas ? Les Canadiens manquent autant de pilotes que vous.

— Je vais vous dire pourquoi. Parce que l'expédition qui est partie à sa recherche ne trouvera rien dans sa direction de vol. Vous voyez, le professeur Jespersen a toujours prétendu être né à Norrkôping, Suède. Mais ce n'est pas vrai. »

Potter sentit le monde basculer.

« Les choses fonctionnent encore à peu près normalement en Suède, poursuivit Congreve. Je me suis donc arrangé pour faire effectuer certaines vérifications. Je suis certain à quatre-vingt-dix pour cent que le professeur Jespersen est la réussite la plus remarquable de nos amis russes. Je pense que c’est un hypno-espion. »

Il lança autour de lui un regard pénétrant. « Quelqu’un a besoin que je lui explique le terme ? Oui ? Eh bien, cela veut simplement dire qu’une personnalité complètement artificielle lui a été inculquée sous hypnose profonde. Les sujets qui conviennent sont très rares — je crois que nous n’en connaissons en tout qu’une quarantaine de cas. Ils avaient espéré que ce serait le mien, mais bien que je sois facile à hypnotiser, je ne le suis pas encore assez.

— Mais quel est le rapport entre cela et la nécessité de déplacer Pitirim ? demanda Porpentine.

— Dans l’état où est le monde maintenant, ça paraît absurde, à un détail près. Parmi les secrets que le gouvernement russe n’a pu me dissimuler lorsque je travaillais chez eux, il y l’emplacement de la base où retournent les hypno-espions. Elle est maintenant au beau milieu du territoire de Buishenko. Je ne sais pas comment Jespersen compte s’y rendre, bien sûr. Son avion ne peut certainement pas y aller d’une traite. Il peut très bien être abattu, et tué, en essayant de quitter le territoire gouvernemental. Mais je suis pleinement convaincu d’une chose : seule la mort pourrait l’empêcher de revenir à sa base, et le seul facteur qui aurait provoqué son retour, d’après moi, est la présence ici d’un ministre russe — ce qui, selon les principes qui lui ont été inculqués, ne s’explique qu’en termes de trahison. Et là où est Abramovitch, ne peut pas se trouver également Pitirim. »